Rencontrer la fille-Baïkal

Je peux résumer pourquoi je pars en voyage. Parce que je tombe amoureuse des images.

Je ne vais pas aller à Iakutsk, ni à Oïmiakon où il fait si froid. En faisant des recherches sur sa Lettre de Sibérie, j’ai découvert que Chris Marker y est passé. De là bas, il confronte les mots et les images. Il nous dit de nous méfier.

Je ne vais pas m’attaquer au vaste sujet de la propagande. Mais la Russie est un terrain de fantasmes et, cette fois, je suis aussi tombée amoureuse des mots.

« Dans quelques heures c’est Irkoutsk, et c’est là qu’il descendra. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui ne montent dans le Transsibérien que pour ça : descendre à Irkoutsk et de là, s’avancer jusqu’au lac Baïkal. Dans le wagon, les passagers ne parlent que de ça, voir le Baïkal, voir enfin le Baïkal. Aliocha, lui, ne l’a jamais vu, n’en connaît que le nom, trois éclats de quartz jetés au soleil, et le prononce à mi-voix alors que s’avancent la nuit et Irkoutsk : Baïkal ! Formule magique et code secret : peu à peu, comme si elle jaillissait de la forêt qui fuite contre la vitre, une fille apparaît, une fille de son âge, bras minces et cheveux de sirène, pommettes d’ambre, et des yeux de folie qui lui mangent le visage, des yeux bleus d’une profondeur sidérante – la nuit où il avait dormi avec elle, il lui avait murmuré le seul compliment qu’il ait jamais fait à une fille, tes yeux sont comme le lac Baïkal, et elle avait souri, s’était blottie contre lui, elle non plus plus n’avait jamais vu le lac – et Aliocha repense à ce dernier matin, un type en pardessus était passé la chercher, ils étaient sortis de l’immeuble vers dix heures, il revoit la cour enneigée, la voiture blanche, et la gamine qui avançait tête haute et dos droit, chapka enfoncée à hauteur des sourcils, tandis qu’une main brutale la poussait dans le dos, la scène se déroule précise et à vitesse réelle, comme si le rail et la mémoire s’accompagnaient l’un l’autre dans une même foulée, comme si le mouvement du train recréait la fille-Baïkal au manteau de laine rouge, aux mains gantées de noir, elle traverse l’écran de verre qui l’emporte pour toujours, et ce geste fugitif par la lunette arrière, juste avant le virage, une volte-face brève et les doigts qui se tendent. »

Maylis de Kerangal, Tangente vers l’est (Verticales, 2012)

Je me méfie des mots comme des images, moi dont le métier a été de produire les deux. Je me tiens à distance des récits de voyage de mes contemporains. Je n’ai plus regardé les images d’Oïmiakon. Je ne relirai pas Tangente vers l’est ou Dans les forêts de Sibérie (Sylvain Tesson, Gallimard, 2011). Je n’emporterai que mes souvenirs, et pour fabriquer mon image de la Russie, espérons que le rail et la mémoire s’accompagneront l’un l’autre.

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