L’ennui

Finalement, l’ennui a fini par frapper. Il était tapi quelque part dans l’ombre de ce voyage en solitaire et, au bout d’une vingtaine de jours, il m’a assaillie. 
Ca n’a pas été une grande surprise. Je m’y attendais, peut-être même était-ce ce que je cherchais, moi qui m’ennuie si peu. Dans ma mise à l’épreuve, dans cette conquête du bout du monde et de moi-même, l’ennui m’est apparu comme une étape obligée. Je l’ai accepté. 

Je me suis laisser happer, j’ai grommelé et me suis impatientée, comme pour lui faire plaisir. Les occupations n’avaient pas la saveur de la découverte, mais celle un peu lasse, de ce temps si épais que l’on cherche désespérément à combattre. 

Et puis il est parti, comme il était venu. Il avait créé sa parenthèse dans la parenthèse, un souvenir bien particulier d’une des villes où je me suis arrêtée. Il est parti parce que je reprends le train demain matin à l’aube, parce que chaque heure d’attente, chaque gare, chaque nouvelle couchette, chaque nouveau visage est une nouvelle aventure. Et que l’aventure n’est pas finie. 

À quoi bon ? Voir le lac Baïkal

Le train dilate le temps. Il module la patience, l’attente. Il invite la monotonie et la rêverie. Le train avance, quoi qu’il arrive, à allure constante, emportant avec lui les humeurs, les envies, les nécessités de ses passagers qui en ont accepté la contrainte. 
Le train parcourt la distance Moscou-Irkoutsk en trois jours et demi. J’ai fait durer le plaisir en m’arrêtant de temps en temps, il m’a fallu huit jours pour rejoindre le lac Baïkal. 

À quoi bon traverser la Russie en train ? Pour diluer l’espace-temps, prendre la mesure du territoire que l’on traverse, perdre ses repères. Et, enfin, arriver à l’embouchure de l’Angara qui se jette sous le lac gelé. A cet endroit précis, le temps suspendu permet à toute la palette de bleus de s’étaler comme chaque seconde écoulée depuis le départ. 

A cet endroit précis où l’eau rencontre la glace, le ciel et la lumière, j’ai su pourquoi j’étais là. Parce qu’il faut faire exploser son coeur à coup de belles choses, parce qu’il faut tanguer face à la réalité, parce qu’il faut voir ça, au moins une fois dans sa vie. 

Et parce que la deuxième fois et les suivantes sont aussi bonnes, j’ai recommencé tant que j’ai pu

Le bûcheron du bord des rails

Dans le train entre Oulan-Oude et Khabarovsk, j’ai rencontré Petrov. Lui ne faisait que le trajet entre Erophei Pavlovitch et Belogorsk, où le train allait le jeter en pleine nuit. Petrov ne parlait ni anglais, ni français, et moi toujours aussi mal le russe. Alors on a communiqué avec des petits dessins sur un carnet, et un dictionnaire. Voici ce qu’on s’est dit. 

Petrov a 40 ans, il est bûcheron indépendant, comme d’autres de ses collègues montés avec lui pour ce trajet. Il a les traits fatigués et les mains abîmées. Régulièrement, il est embauché par la compagnie des trains russes pour entretenir les bois qui sont au bord des voies de chemin de fer. « On ne fait ça que sur les tronçons Zabakalskaia et Extreme Orient, pas sur toute la ligne ! » Le premier tronçon fait 2246 km et le second 1258, tout de même. 

« Je ne sais pas à quoi sert le bois qu’on coupe. Nous, on nous appelle, on nous dit ‘venez là, coupez là’, alors on prend le train et on y va. Peut-être qu’il est donné aux employés pour qu’ils chauffent leurs maisons. » Cette nuit, Petrov et ses amis sont arrivés à 2 heures du matin à destination. Ils ont dormi dans les chambres de repos de la gare avant d’aller travailler à 7h. 

« Ce n’est pas très bien payé, mais il n’y a pas de travail fixe ici. » Je ne sais pas très bien où est « ici » tellement la zone sur laquelle il travaille est vaste. « Maintenant que je suis seul, j’ai assez d’argent, mais ce n’était pas assez pour faire vivre une famille. » Grand seigneur, il m’offre un Snickers acheté à la responsable de notre wagon. 

Petrov me demande si je suis mariée. Il m’explique que lui l’a été, mais qu’il est maintenant séparé. Il a un fils, qui a 7 ans, il me montre une photo dans son smartphone. Il a l’air triste. « Je ne gagnais pas assez d’argent, et j’étais tout le temps parti pour aller travailler. Parfois trop longtemps. » Là, dans un juron russe, il maudit ce vieux train qui avance inexorablement. Il ne comprend pas très bien pourquoi je tenais à faire le voyage. 

Ses copains ont ri, lui ont donné une tape dans le dos et lui ont servi une vodka. Et on est tous allés se coucher. 

Les gares de la nuit noire

J’ai croisé des dizaines de gares. Elles sont le point de frottement entre la vie du train, confinée, délimitée, hors du temps, et la vie extérieure. Sur les quais, le ballet des voyageurs qui arrivent et partent s’effectue sans hâte. A part, le train déverse quelques grappes de silhouettes hallucinées en survêtements et claquettes, parties pour un plus long voyage, qui grillent une cigarette, achètent à manger ou prennent simplement l’air. 

La nuit venue, le train continue sa route. Les gares sont toujours là, et pendant que les survêtements sont endormis, le train s’arrête parfois. Quelques-uns sont arrivés à destination, comme relâchés dans l’épaisseur et le silence de la campagne russe. Ils ont rangé leurs claquettes, remis leur pantalon, leur doudoune et leur bonnet. Replié leur sac et leur tasse à thé. Pour d’autres, le voyage commence. Le train les happe, les enveloppe de sa chaleur rassurante. En silence, ils étendent leur drap sur leur couchette, mettent leur survêtement, et se glissent dans la nuit partagée. 

Au matin, je ne sais jamais combien de gares de la nuit noire nous avons croisé. Je ne sais pas combien de personnes nous avons déposé sur des quais déserts. Mais certains lits sont vides, des visages ont changé. Il faut apprivoiser de nouveaux voisins. Le voyage est si long que rien n’est immuable.

Si ce n’est le rituel, qui recommence. A la première gare du petit jour, les survêtements engourdis viennent déambuler sur le quai, griller une cigarette ou simplement prendre l’air. 

152 heures

Au mois d’avril, entre Moscou et Vladivostok, j’ai passé 152 heures dans des trains. Quand je travaillais, c’était à peu de choses près le nombre d’heures mensuelles inscrites sur ma fiche de paie. 

C’est comme si, au mois d’avril, chaque heure habituellement passée à travailler/produire/gagner de l’argent avait été consacrée à penser à la marche du monde, à lire des livres bien trop épais pour la vie réelle, à dormir en laissant cours aux rêves les plus fous, à regarder défiler le paysage. A s’imprégner d’une langue dont seules des bribes me sont perceptibles, à descendre sur des quais, les pieds dans la neige, pour profiter du soleil printanier. A regarder le monde avec cette joie qui forme les plus beaux souvenirs. 

C’est comme si aucune minute n’était employée à se demander « qu’est-ce que je fais là ? » 

On m’avait dit que le transsibérien n’avait rien de romantique. On m’avait dit que peut-être, il était romanesque. Il est un peu plus que ça : 152 heures de temps suspendu. Qui n’en rêverait pas ?

Ce que je sais des femmes russes

« Alors, les Russes sont-elles vraiment les plus belles femmes du monde ? », m’a-t-on évidemment demandé. Et bien, je n’en sais rien. Je n’ai pas vu toutes les femmes du monde.

J’ai croisé le chemin de beaucoup de femmes russes, dans les trains et les hôtels. Mon environnement n’a pas été très perturbé. Comme en France, certaines étaient très belles, d’autres moins. Comme en France, certaines étaient même éblouissantes. Certaines étaient très apprêtées, d’autres moins. Certaines correspondaient au cliché qu’on plaque sur la Russie, des brindilles plus blondes que blondes à la beauté froide. 

Ce que je sais des femmes russes, c’est que comme les femmes françaises, elles ont des cernes de fatigue, le teint brouillé au réveil. Elles ont du poil aux pattes si elles ne s’épilent pas, elles ont les seins qui tombent avec l’âge, les rides qui se creusent et puis le corps qui devient récalcitrant. Elles sont saoulées quand leur gamin est pénible et quand on les drague lourdement. Elles ont mal aux pieds en talons hauts, elles ont le coeur qui bat quand on leur offre des fleurs sur le quai des gares.

Oui, je les ai trouvées belles. Elles m’ont offert à manger, m’ont demandé d’où je venais et où j’allais. Elles m’ont montré tout un tas de trucs par la vitre du train, j’ai presque tout compris.

Apres un mois à sillonner ce pays, ce que je sais aussi des femmes russes, c’est qu’elles ont été beaucoup moins étonnées de savoir que je voyageais seule que les hommes à qui j’en ai parlé. Et, honnêtement, ça ne m’a même pas surprise. 

P.S. : J’ai croisé plein d’hommes aussi, évidemment, quelques uns sont d’ailleurs cités ici. Mais moins que de femmes. Les hommes, respectueux, se sont généralement tenus à bonne distance de la « jeune française » (oui, ici, tout le monde a cru que j’avais 18 ans). Un soir, certains d’entre eux ont enfermé leur copain ivre dans un compartiment pour qu’il ne vienne pas m’importuner. Alors, merci aux hommes russes. 

Fermer la parenthèse

Ca y est. Je suis rentrée, j’ai rouvert les volets de mon appartement, plié mon bonnet et ma doudoune. J’ai repris le cours de ma vie, celle d’après la Russie. Elle n’a pas beaucoup changé, si ce n’est que le printemps est arrivé. Et que je pense au projet d’après.

J’ai fermé la parenthèse. De cet immense périple, voilà ce que je peux dire, si vous voulez l’entreprendre.

Aimez la mélancolie, aimez les Russes, aimez ne rien comprendre et puis finalement comprendre, aimez le thé, aimez coller votre tête contre la vitre, aimez laisser votre zone de confort loin derrière vous, aimez observer. Aimez la lenteur, aimez l’immensité. Aimez le train.

Bon voyage.