Être là et nulle part 

Cette semaine, entre Moscou et Irkoutsk, j’ai pris quatre trains, posé mes bagages dans cinq hôtels, traversé cinq fuseaux horaires. J’ai avalé plus de 5000 kilomètres de voie ferrée, 5000 kilomètres de paysages russes parfois monotones, parfois surprenants. 
Les trains circulent à l’heure de Moscou, dont je ne fais que m’éloigner. De façon pragmatique, mes journées n’ont fait que perdre une heure ou deux à chaque étape. Mais, ce qui s’est passé, c’est que me suis extirpée petit à petit de la réalité horaire. 

J’étais là, j’étais vraiment là. J’ai visité Ekaterinburg, Novosibirsk et Krasnoiarsk, des villes où jamais de ma vie je n’aurais imaginé m’arrêter. Je suis descendu marcher sur des quais de gares perdues dans la steppe. J’ai tout vu, tout regardé, je me suis promis de me souvenir de tous les détails. C’était bien la réalité. 

J’étais là, j’étais vraiment là. En même temps, j’ai le sentiment d’avoir expérimenté nulle part, un état second si particulier que seul ce voyage-là pouvait créer. Ne sachant jamais quelle heure il est ici, ni où est ici, ne sachant pas quand il faut manger, ni exactement quand le jour va tomber.

Mais c’est le charme de cette aventure. Là et nulle part, le jour tombe toujours et le voyage continue. 

Une petite histoire de fromage

A Krasnoiarsk, j’ai beaucoup discuté avec A., mon guide anglophone. On a pas mal parlé de politique, de comment les médias russes abordent la France et comment les médias français évoquent la Russie. On a parlé des Russes et des Français en général. 

Et puis, on a évoqué les sanctions européennes contre la Russie. L’avis d’A., c’est que ça n’a pas changé grand-chose. Les voitures sont plus chères, et viennent quasiment toutes du Japon, « mais c’est juste problématique si on a besoin d’acheter une voiture ». Au début, les magasins étaient moins bien achalandés, mais, selon lui, ça s’est vite rétabli. Et c’est vrai que les rayons des supermarchés sont pleins à craquer. « Les produits ne viennent plus d’Europe ? Ce n’est pas grave, parce que nous aussi, on sait les produire ! Au contraire, c’est bien, ça dynamise l’économie locale. »

De son point de vue, « local » peut signifier « Biélorussie » et même « Ukraine ».

Il continue en me disant quelque chose qui me semble très vrai : « Je crois que les Russes et les Français ne se comprennent pas très bien, même s’ils sont liés depuis longtemps. Il n’y a que les Français pour s’imaginer qu’on ne peut pas vivre sans fromage et vin français. Mais, en fait, à l’exception des Français le reste du monde en est tout à fait capable ! » Comment le contredire ?

Je ne suis pas venue pour manger du fromage, et c’est tant mieux. Car, quoi qu’en pense A., de la pâte jaunâtre vaguement élastique, ça n’est pas réellement du fromage. Preuve qu’on a effectivement un petit problème de compréhension mutuelle.