« Ici, c’est déjà le bout du monde »

A Novosibirsk, capitale de la Sibérie, j’ai rencontré Liéva. Elle est la vendeuse anglophone du magasin Yves Rocher local (Yves Rocher semble très bien implanté ici, j’en ai vu dans chaque ville), que ses collègues appellent à la rescousse quand des gens comme moi se pointent. 
On a discuté quelques minutes, une fois que j’ai obtenu le produit convoité. Liéva a 35 ans, elle vient de Moscou et elle a suivi son mari ici, à plus de 3000 kilomètres de sa famille, parce qu’il avait un emploi. Depuis, elle travaille comme vendeuse et contre toute attente, ça lui plait assez, « ce n’est pas très compliqué et c’est payé correctement ».

Liéva est allée à Paris deux fois, en vacances voir des amis. Quand j’ai prononcé « Я Француженка » (« je suis française ») ses yeux se sont mis à briller. Elle m’a demandé comment j’avais atterri ici, j’ai expliqué mon voyage, que je vais à Vladivostok, le bout du monde.

Et là, Liéva a dit en riant quelque chose de très beau : « Mais, ici c’est déjà un peu le bout du monde tu sais ! »

A Novosibirsk, on est pourtant au centre géographique de la Russie. Je n’ai pas vérifié, mais une chapelle en atteste et ici, on fait confiance aux chapelles.

Voilà un apprentissage. Il y a donc un bout du monde au centre de la Terre. Un bout du monde loin de la mer, entouré de kilomètres de steppe détrempée. Un bout du monde que je suis en train de traverser, mais pour aller où, du coup ?

« Dans un endroit qu’ici, on ne connait pas », a répondu Liéva. 

Être là et nulle part 

Cette semaine, entre Moscou et Irkoutsk, j’ai pris quatre trains, posé mes bagages dans cinq hôtels, traversé cinq fuseaux horaires. J’ai avalé plus de 5000 kilomètres de voie ferrée, 5000 kilomètres de paysages russes parfois monotones, parfois surprenants. 
Les trains circulent à l’heure de Moscou, dont je ne fais que m’éloigner. De façon pragmatique, mes journées n’ont fait que perdre une heure ou deux à chaque étape. Mais, ce qui s’est passé, c’est que me suis extirpée petit à petit de la réalité horaire. 

J’étais là, j’étais vraiment là. J’ai visité Ekaterinburg, Novosibirsk et Krasnoiarsk, des villes où jamais de ma vie je n’aurais imaginé m’arrêter. Je suis descendu marcher sur des quais de gares perdues dans la steppe. J’ai tout vu, tout regardé, je me suis promis de me souvenir de tous les détails. C’était bien la réalité. 

J’étais là, j’étais vraiment là. En même temps, j’ai le sentiment d’avoir expérimenté nulle part, un état second si particulier que seul ce voyage-là pouvait créer. Ne sachant jamais quelle heure il est ici, ni où est ici, ne sachant pas quand il faut manger, ni exactement quand le jour va tomber.

Mais c’est le charme de cette aventure. Là et nulle part, le jour tombe toujours et le voyage continue.