Au loin, mes rêves

La tête collée contre la vitre d’un train, il m’arrive de me demander combien de temps les souvenirs du paysage qui défile dureront. Il m’arrive de souhaiter ne jamais en oublier les détails, puis j’en oublie toujours les détails. Souvent, je sais que c’est la dernière fois que je le vois ainsi, ce paysage. Que la prochaine fois, il aura changé, ou qu’il n’y aura pas de prochaine fois.

J’en oublie toujours les détails, mais les sensations, les sentiments, les tiraillements restent intacts. La tête collée contre la vitre d’un train, je ne cesse de dire adieu aux paysages.

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… Et à la fin

Où est le bout du monde ? Se compte-t-il en kilomètres, en heures d’avion, en temps de solitudes ? Hier soir, en observant un planisphère où seules les villes étaient représentées, j’ai vu la Terre comme une constellation. J’ai tracé le trajet du transsibérien parmi ces étoiles. J’ai vu, d’une certaine manière, le bout du monde, celui qui touche le ciel.

Je ne sais pas exactement où je vais, je ne sais pas à quoi ça ressemblera. Je sais que c’est loin, très loin. Je sais que « très loin » c’est relatif, que mon cerveau est encore incapable de conceptualiser les kilomètres à avaler.

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Le sens de la marche

Il y a quelques années, dans un train qui me ramenait vers Paris, je me suis demandée pourquoi je choisis souvent le sens de la marche. Il y a quelque chose de rassurant, d’aveuglant aussi, dans le fait de regarder vers l’avant. Voyager dans le sens inverse, c’est accepter de dire au revoir aux paysages. C’est regarder en face ce qu’on quitte. Parfois, j’en ai le courage.

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Le grand solo

Je suis déjà partie seule. Il y a un an environ, j’ai fait mes bagages pour le Mexique. J’avais besoin de vacances, il était temps de voir des baleines. Je suis allée me paumer à l’extrême ouest du pays, dans un morceau de désert que vient lécher le Pacifique.

Avant de partir, je me suis dit « si tu arrives à faire ça, tu pourras tout faire. » J’ai réussi.
Depuis, j’ai quitté mon boulot. J’ai quitté ma vie pour la renouveler. J’ai pris des billets pour la Russie.

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Rêve d’enfant, rêves d’adulte

J’ai eu un rêve d’enfant, devenir journaliste. Parmi mes rêves d’adultes, il y a la Russie.

Quand je suis entrée au journal, il y a quelques années, des écrivains français ont pris le transsibérien. Certains ont écrit des carnets de bord, Maylis de Kerangal a produit Tangente vers l’est. Elle a romancé le Baïkal, les heures distendues, l’arrivée à Vladivostok…

Il soulève un pan de rideau et jette un oeil à travers la vitre, côté couloir. Dehors, c’est toujours la même nuit chromée et le train qui roule sans faillir, franchissant un à un les fuseaux horaires, désagrégeant le temps à mesure qu’il parcourt l’espace ; le train qui compacte ou dilate les heures, concrétionne les minutes, étire les secondes, progresse arrimé au sol et pourtant désynchronisé des horloges de la Terre : le train comme un vaisseau spatial.

Au fond de moi, j’ai su qu’un jour, je prendrai ce train-là. Que je saurai comment mon corps ressent cette traversée, ce que mon coeur en retient.
Au fond de moi, j’ai su qu’il y avait des rêves d’adultes.

Et, logiquement, quand j’ai quitté mon rêve d’enfant, il était temps d’accomplir mon rêve d’adulte.

L’élan

Il y a du temps qui s’étire et d’autre qui passe à toute allure. Il y a des mois entiers à penser un voyage et l’impression qu’il n’arrivera jamais, qu’il n’est même pas réel. Puis il y a des secondes en suspension, des frissons infimes, des basculements intérieurs. Il y a l’élan, celui qui prend au coeur, jamais à la raison, et qui dit : « Ça y est ».

Je pars dans une semaine. Ça y est. 

Un jour, pour décrire l’instant d’avant une rupture, j’ai écrit : « L’instinct se réveille. On ne sait pas d’où naissent ces picotements typiques dans les bras et les jambes, ces prémices à la boule au ventre, ces mécanismes du corps qui prévient que quelque chose va arriver. Ces sensations, c’est le basculement, un vol plané vers l’inconnu. Quelques secondes en apesanteur, pour dire au revoir à quelque chose que l’on connait. »

Le corps du voyage n’a rien de celui de la rupture. Le corps du voyage attend ces signaux, ces trepignations intérieures, mais toujours il prévient que quelque chose est imminent. Toujours, l’instinct se réveille. J’ai des frissons de plaisir et des papillons dans le coeur à l’idée de partir. Ça y est. 

la parenthèse

A mesure que je voyage, les aéroports ouvrent et ferment des parenthèses. Avec l’habitude, l’excitation du simple fait d’y être a laissé place à un état de transition, dans un lieu presque rassurant, qui fonctionne de façon identique partout dans le monde. Ou presque. 

Alors, le voyage commence par un flottement, un glissement tranquille vers l’inconnu que je savoure minute après minute, jusqu’à quitter l’aéroport d’arrivée. 

Hier, je suis entrée dans ma parenthèse russe. Les aéroports ont joué leurs rôles, jamais surprenants, jamais dépaysants. Une fois passé le seuil du bâtiment, les choses sérieuses ont enfin commencé. Les deux pieds dans la parenthèse.

Moscou

Pour être honnête, j’ai failli louper Moscou. Passer à côté, tout simplement. 

J’y ai passé mes trois premiers jours en Russie, un peu hallucinée d’être enfin là et surtout pressée de prendre le train. Entre des travaux omniprésents, j’ai visité des monuments impressionnants, longé des avenues gigantesques, plongé dans les entrailles du métro, flâné dans le parc Gorki. Mais il y avait quelque chose qui ne prenait pas, entre Moscou et moi. Comme si je me trouvais face à ce genre de personnes à la beauté éclatante qui ne se défont jamais de leur mystère. 

J’ai fini par faire ce que je ne fais jamais : une visite guidée. J’ai revu les monuments et les avenues, et d’autres choses fort intéressantes aussi, avec cette fois les clés pour comprendre (un peu) Moscou. 

Parce qu’en Russie, la place rouge n’a rien à voir avec la couleur, il m’a bien fallu trois jours pour m’acclimater. Juste pour être là. Et puis, j’ai pris le train, depuis je suis là et nulle part à la fois…

Être là et nulle part 

Cette semaine, entre Moscou et Irkoutsk, j’ai pris quatre trains, posé mes bagages dans cinq hôtels, traversé cinq fuseaux horaires. J’ai avalé plus de 5000 kilomètres de voie ferrée, 5000 kilomètres de paysages russes parfois monotones, parfois surprenants. 
Les trains circulent à l’heure de Moscou, dont je ne fais que m’éloigner. De façon pragmatique, mes journées n’ont fait que perdre une heure ou deux à chaque étape. Mais, ce qui s’est passé, c’est que me suis extirpée petit à petit de la réalité horaire. 

J’étais là, j’étais vraiment là. J’ai visité Ekaterinburg, Novosibirsk et Krasnoiarsk, des villes où jamais de ma vie je n’aurais imaginé m’arrêter. Je suis descendu marcher sur des quais de gares perdues dans la steppe. J’ai tout vu, tout regardé, je me suis promis de me souvenir de tous les détails. C’était bien la réalité. 

J’étais là, j’étais vraiment là. En même temps, j’ai le sentiment d’avoir expérimenté nulle part, un état second si particulier que seul ce voyage-là pouvait créer. Ne sachant jamais quelle heure il est ici, ni où est ici, ne sachant pas quand il faut manger, ni exactement quand le jour va tomber.

Mais c’est le charme de cette aventure. Là et nulle part, le jour tombe toujours et le voyage continue. 

L’ennui

Finalement, l’ennui a fini par frapper. Il était tapi quelque part dans l’ombre de ce voyage en solitaire et, au bout d’une vingtaine de jours, il m’a assaillie. 
Ca n’a pas été une grande surprise. Je m’y attendais, peut-être même était-ce ce que je cherchais, moi qui m’ennuie si peu. Dans ma mise à l’épreuve, dans cette conquête du bout du monde et de moi-même, l’ennui m’est apparu comme une étape obligée. Je l’ai accepté. 

Je me suis laisser happer, j’ai grommelé et me suis impatientée, comme pour lui faire plaisir. Les occupations n’avaient pas la saveur de la découverte, mais celle un peu lasse, de ce temps si épais que l’on cherche désespérément à combattre. 

Et puis il est parti, comme il était venu. Il avait créé sa parenthèse dans la parenthèse, un souvenir bien particulier d’une des villes où je me suis arrêtée. Il est parti parce que je reprends le train demain matin à l’aube, parce que chaque heure d’attente, chaque gare, chaque nouvelle couchette, chaque nouveau visage est une nouvelle aventure. Et que l’aventure n’est pas finie.