la parenthèse

A mesure que je voyage, les aéroports ouvrent et ferment des parenthèses. Avec l’habitude, l’excitation du simple fait d’y être a laissé place à un état de transition, dans un lieu presque rassurant, qui fonctionne de façon identique partout dans le monde. Ou presque. 

Alors, le voyage commence par un flottement, un glissement tranquille vers l’inconnu que je savoure minute après minute, jusqu’à quitter l’aéroport d’arrivée. 

Hier, je suis entrée dans ma parenthèse russe. Les aéroports ont joué leurs rôles, jamais surprenants, jamais dépaysants. Une fois passé le seuil du bâtiment, les choses sérieuses ont enfin commencé. Les deux pieds dans la parenthèse.

Tête en l’air

Souvent, je suis une vraie tête de linotte. Gaston Lagaffe est un modèle pour moi, ça ne doit pas être anodin. J’ai toujours oublié un tas de trucs partout où je suis passée, des petites culottes, des livres, des boucles d’oreilles, laissés chez mon père, mes grand-mères, une copine…
Un jour, je suis montée dans le mauvais train. L’histoire s’est démêlée facilement grâce à un hasard inespéré, mais elle est évidemment venue s’ajouter à une tonne de petites histoires de choses perdues/hasards heureux. Un jour aussi, je suis montée dans le mauvais bateau, et là aussi tout s’est bien passé. 

J’ai développé au fil des années une sorte de rempart contre ce penchant naturel à oublier/laisser traîner/perdre. Un gène Monica Geller. Quand je pars en voyage, je fais des check-list extrêmement détaillées de tout ce que je dois mettre dans mon sac et faire avant le départ. Ça ne m’empêche pas de laisser quelques trucs derrière moi (cette fois, le scotch pour mon carnet de voyage et le PQ, rien de grave), mais ça limite les ennuis. Je ne serai jamais complètement à l’abri. Un jour, je suis bien partie à l’internat sans mon sac pour la semaine, après tout. 

Je n’ai pris qu’un train en Russie, c’était le bon, je suis arrivée à la bonne destination. Ne perdez pas espoir pour la suite : il en reste encore six…

En revanche, j’ai laissé mon chargeur d’iPhone à Moscou. 

le périple en photos

Le transsibérien n’est pas mon voyage le plus visuel. Il est, jusque-là, formidable sur plein d’aspects mais restera en grande partie un ensemble de souvenirs gardés dans ma seule mémoire.

Il y a quand même quelques images, elles sont là : https://www.instagram.com/cachalotte/

Edit du 4 mai : il y a aussi des photos ici http://www.lacachalotte.fr/blog/category/transsiberien/

Une petite histoire de fromage

A Krasnoiarsk, j’ai beaucoup discuté avec A., mon guide anglophone. On a pas mal parlé de politique, de comment les médias russes abordent la France et comment les médias français évoquent la Russie. On a parlé des Russes et des Français en général. 

Et puis, on a évoqué les sanctions européennes contre la Russie. L’avis d’A., c’est que ça n’a pas changé grand-chose. Les voitures sont plus chères, et viennent quasiment toutes du Japon, « mais c’est juste problématique si on a besoin d’acheter une voiture ». Au début, les magasins étaient moins bien achalandés, mais, selon lui, ça s’est vite rétabli. Et c’est vrai que les rayons des supermarchés sont pleins à craquer. « Les produits ne viennent plus d’Europe ? Ce n’est pas grave, parce que nous aussi, on sait les produire ! Au contraire, c’est bien, ça dynamise l’économie locale. »

De son point de vue, « local » peut signifier « Biélorussie » et même « Ukraine ».

Il continue en me disant quelque chose qui me semble très vrai : « Je crois que les Russes et les Français ne se comprennent pas très bien, même s’ils sont liés depuis longtemps. Il n’y a que les Français pour s’imaginer qu’on ne peut pas vivre sans fromage et vin français. Mais, en fait, à l’exception des Français le reste du monde en est tout à fait capable ! » Comment le contredire ?

Je ne suis pas venue pour manger du fromage, et c’est tant mieux. Car, quoi qu’en pense A., de la pâte jaunâtre vaguement élastique, ça n’est pas réellement du fromage. Preuve qu’on a effectivement un petit problème de compréhension mutuelle. 

L’ennui

Finalement, l’ennui a fini par frapper. Il était tapi quelque part dans l’ombre de ce voyage en solitaire et, au bout d’une vingtaine de jours, il m’a assaillie. 
Ca n’a pas été une grande surprise. Je m’y attendais, peut-être même était-ce ce que je cherchais, moi qui m’ennuie si peu. Dans ma mise à l’épreuve, dans cette conquête du bout du monde et de moi-même, l’ennui m’est apparu comme une étape obligée. Je l’ai accepté. 

Je me suis laisser happer, j’ai grommelé et me suis impatientée, comme pour lui faire plaisir. Les occupations n’avaient pas la saveur de la découverte, mais celle un peu lasse, de ce temps si épais que l’on cherche désespérément à combattre. 

Et puis il est parti, comme il était venu. Il avait créé sa parenthèse dans la parenthèse, un souvenir bien particulier d’une des villes où je me suis arrêtée. Il est parti parce que je reprends le train demain matin à l’aube, parce que chaque heure d’attente, chaque gare, chaque nouvelle couchette, chaque nouveau visage est une nouvelle aventure. Et que l’aventure n’est pas finie. 

Les gares de la nuit noire

J’ai croisé des dizaines de gares. Elles sont le point de frottement entre la vie du train, confinée, délimitée, hors du temps, et la vie extérieure. Sur les quais, le ballet des voyageurs qui arrivent et partent s’effectue sans hâte. A part, le train déverse quelques grappes de silhouettes hallucinées en survêtements et claquettes, parties pour un plus long voyage, qui grillent une cigarette, achètent à manger ou prennent simplement l’air. 

La nuit venue, le train continue sa route. Les gares sont toujours là, et pendant que les survêtements sont endormis, le train s’arrête parfois. Quelques-uns sont arrivés à destination, comme relâchés dans l’épaisseur et le silence de la campagne russe. Ils ont rangé leurs claquettes, remis leur pantalon, leur doudoune et leur bonnet. Replié leur sac et leur tasse à thé. Pour d’autres, le voyage commence. Le train les happe, les enveloppe de sa chaleur rassurante. En silence, ils étendent leur drap sur leur couchette, mettent leur survêtement, et se glissent dans la nuit partagée. 

Au matin, je ne sais jamais combien de gares de la nuit noire nous avons croisé. Je ne sais pas combien de personnes nous avons déposé sur des quais déserts. Mais certains lits sont vides, des visages ont changé. Il faut apprivoiser de nouveaux voisins. Le voyage est si long que rien n’est immuable.

Si ce n’est le rituel, qui recommence. A la première gare du petit jour, les survêtements engourdis viennent déambuler sur le quai, griller une cigarette ou simplement prendre l’air. 

Ce que je sais des femmes russes

« Alors, les Russes sont-elles vraiment les plus belles femmes du monde ? », m’a-t-on évidemment demandé. Et bien, je n’en sais rien. Je n’ai pas vu toutes les femmes du monde.

J’ai croisé le chemin de beaucoup de femmes russes, dans les trains et les hôtels. Mon environnement n’a pas été très perturbé. Comme en France, certaines étaient très belles, d’autres moins. Comme en France, certaines étaient même éblouissantes. Certaines étaient très apprêtées, d’autres moins. Certaines correspondaient au cliché qu’on plaque sur la Russie, des brindilles plus blondes que blondes à la beauté froide. 

Ce que je sais des femmes russes, c’est que comme les femmes françaises, elles ont des cernes de fatigue, le teint brouillé au réveil. Elles ont du poil aux pattes si elles ne s’épilent pas, elles ont les seins qui tombent avec l’âge, les rides qui se creusent et puis le corps qui devient récalcitrant. Elles sont saoulées quand leur gamin est pénible et quand on les drague lourdement. Elles ont mal aux pieds en talons hauts, elles ont le coeur qui bat quand on leur offre des fleurs sur le quai des gares.

Oui, je les ai trouvées belles. Elles m’ont offert à manger, m’ont demandé d’où je venais et où j’allais. Elles m’ont montré tout un tas de trucs par la vitre du train, j’ai presque tout compris.

Apres un mois à sillonner ce pays, ce que je sais aussi des femmes russes, c’est qu’elles ont été beaucoup moins étonnées de savoir que je voyageais seule que les hommes à qui j’en ai parlé. Et, honnêtement, ça ne m’a même pas surprise. 

P.S. : J’ai croisé plein d’hommes aussi, évidemment, quelques uns sont d’ailleurs cités ici. Mais moins que de femmes. Les hommes, respectueux, se sont généralement tenus à bonne distance de la « jeune française » (oui, ici, tout le monde a cru que j’avais 18 ans). Un soir, certains d’entre eux ont enfermé leur copain ivre dans un compartiment pour qu’il ne vienne pas m’importuner. Alors, merci aux hommes russes. 

Fermer la parenthèse

Ca y est. Je suis rentrée, j’ai rouvert les volets de mon appartement, plié mon bonnet et ma doudoune. J’ai repris le cours de ma vie, celle d’après la Russie. Elle n’a pas beaucoup changé, si ce n’est que le printemps est arrivé. Et que je pense au projet d’après.

J’ai fermé la parenthèse. De cet immense périple, voilà ce que je peux dire, si vous voulez l’entreprendre.

Aimez la mélancolie, aimez les Russes, aimez ne rien comprendre et puis finalement comprendre, aimez le thé, aimez coller votre tête contre la vitre, aimez laisser votre zone de confort loin derrière vous, aimez observer. Aimez la lenteur, aimez l’immensité. Aimez le train.

Bon voyage.