Un proverbe russe

Olga est la plus belle Russe que j’ai croisée. Pas une beauté de magazine, non, une beauté presque imperceptible derrière une apparente banalité. Olga sourit. Avec un sourire qui électrise une pièce et des yeux qui désarment de tant de bienveillance. Olga a la beauté de la vraie vie, celle à côté de laquelle on se réveille non pas en se disant « c’est un rêve » mais « heureusement ce n’est pas un rêve ».
Dans le train, Olga m’a traduit les paroles d’Alexandra, une vielle dame de presque 90 ans. Toutes deux faisaient, comme moi, le trajet entre Novosibirsk et Krasnoiarsk. Alexandra a une histoire avec un Français, elle a tenu à me la raconter. 

Alexandra était avocate à Novosibirsk. Dans les années 60, un Français, tombé amoureux d’une Russe originaire d’Omsk, ne pouvait pas se marier avec elle dans cette ville car les mariages avec un étranger n’y étaient pas autorisés. Le couple est donc allé voir Alexandra à Novosibirsk qui les a aidés à obtenir des papiers locaux et une autorisation de mariage. Après quoi, Alexandra a rendu service à de nombreux autres couples mixtes qui cherchaient à devenir légaux aux yeux des autorités russes. 

Le Français et son épouse se sont finalement installés en France. Ils ont envoyé quelques lettres à Alexandra avant que le contact ne soit perdu. Mais, en sortant son portefeuille, Alexandra est fière de montrer une photo de son mari et une photo du mariage, en noir et blanc, du couple franco-russe. « Ils me tiennent dans leurs bras comme si j’étais leur mère ».

Alexandra a conclu en me disant : « Nous avons en proverbe en Russie. Il dit qu’on peut se retrouver partout dans le monde. Alors, il ne faut jamais se fâcher avec personne. » Car, fait-elle valoir, je pourrais très bien être la petite-fille de ce Français. Ce que je ne suis pas, mais qu’importe ?

À notre amitié, on a trinqué au Fanta. Le sourire d’Olga l’a transformé en champagne. 

P.S. : Je n’ai pas vérifié cette question des mariages interdits, les lieux ou les dates. Cette histoire restera une histoire. 

Être là et nulle part 

Cette semaine, entre Moscou et Irkoutsk, j’ai pris quatre trains, posé mes bagages dans cinq hôtels, traversé cinq fuseaux horaires. J’ai avalé plus de 5000 kilomètres de voie ferrée, 5000 kilomètres de paysages russes parfois monotones, parfois surprenants. 
Les trains circulent à l’heure de Moscou, dont je ne fais que m’éloigner. De façon pragmatique, mes journées n’ont fait que perdre une heure ou deux à chaque étape. Mais, ce qui s’est passé, c’est que me suis extirpée petit à petit de la réalité horaire. 

J’étais là, j’étais vraiment là. J’ai visité Ekaterinburg, Novosibirsk et Krasnoiarsk, des villes où jamais de ma vie je n’aurais imaginé m’arrêter. Je suis descendu marcher sur des quais de gares perdues dans la steppe. J’ai tout vu, tout regardé, je me suis promis de me souvenir de tous les détails. C’était bien la réalité. 

J’étais là, j’étais vraiment là. En même temps, j’ai le sentiment d’avoir expérimenté nulle part, un état second si particulier que seul ce voyage-là pouvait créer. Ne sachant jamais quelle heure il est ici, ni où est ici, ne sachant pas quand il faut manger, ni exactement quand le jour va tomber.

Mais c’est le charme de cette aventure. Là et nulle part, le jour tombe toujours et le voyage continue. 

À quoi bon ? Voir le lac Baïkal

Le train dilate le temps. Il module la patience, l’attente. Il invite la monotonie et la rêverie. Le train avance, quoi qu’il arrive, à allure constante, emportant avec lui les humeurs, les envies, les nécessités de ses passagers qui en ont accepté la contrainte. 
Le train parcourt la distance Moscou-Irkoutsk en trois jours et demi. J’ai fait durer le plaisir en m’arrêtant de temps en temps, il m’a fallu huit jours pour rejoindre le lac Baïkal. 

À quoi bon traverser la Russie en train ? Pour diluer l’espace-temps, prendre la mesure du territoire que l’on traverse, perdre ses repères. Et, enfin, arriver à l’embouchure de l’Angara qui se jette sous le lac gelé. A cet endroit précis, le temps suspendu permet à toute la palette de bleus de s’étaler comme chaque seconde écoulée depuis le départ. 

A cet endroit précis où l’eau rencontre la glace, le ciel et la lumière, j’ai su pourquoi j’étais là. Parce qu’il faut faire exploser son coeur à coup de belles choses, parce qu’il faut tanguer face à la réalité, parce qu’il faut voir ça, au moins une fois dans sa vie. 

Et parce que la deuxième fois et les suivantes sont aussi bonnes, j’ai recommencé tant que j’ai pu

Le bûcheron du bord des rails

Dans le train entre Oulan-Oude et Khabarovsk, j’ai rencontré Petrov. Lui ne faisait que le trajet entre Erophei Pavlovitch et Belogorsk, où le train allait le jeter en pleine nuit. Petrov ne parlait ni anglais, ni français, et moi toujours aussi mal le russe. Alors on a communiqué avec des petits dessins sur un carnet, et un dictionnaire. Voici ce qu’on s’est dit. 

Petrov a 40 ans, il est bûcheron indépendant, comme d’autres de ses collègues montés avec lui pour ce trajet. Il a les traits fatigués et les mains abîmées. Régulièrement, il est embauché par la compagnie des trains russes pour entretenir les bois qui sont au bord des voies de chemin de fer. « On ne fait ça que sur les tronçons Zabakalskaia et Extreme Orient, pas sur toute la ligne ! » Le premier tronçon fait 2246 km et le second 1258, tout de même. 

« Je ne sais pas à quoi sert le bois qu’on coupe. Nous, on nous appelle, on nous dit ‘venez là, coupez là’, alors on prend le train et on y va. Peut-être qu’il est donné aux employés pour qu’ils chauffent leurs maisons. » Cette nuit, Petrov et ses amis sont arrivés à 2 heures du matin à destination. Ils ont dormi dans les chambres de repos de la gare avant d’aller travailler à 7h. 

« Ce n’est pas très bien payé, mais il n’y a pas de travail fixe ici. » Je ne sais pas très bien où est « ici » tellement la zone sur laquelle il travaille est vaste. « Maintenant que je suis seul, j’ai assez d’argent, mais ce n’était pas assez pour faire vivre une famille. » Grand seigneur, il m’offre un Snickers acheté à la responsable de notre wagon. 

Petrov me demande si je suis mariée. Il m’explique que lui l’a été, mais qu’il est maintenant séparé. Il a un fils, qui a 7 ans, il me montre une photo dans son smartphone. Il a l’air triste. « Je ne gagnais pas assez d’argent, et j’étais tout le temps parti pour aller travailler. Parfois trop longtemps. » Là, dans un juron russe, il maudit ce vieux train qui avance inexorablement. Il ne comprend pas très bien pourquoi je tenais à faire le voyage. 

Ses copains ont ri, lui ont donné une tape dans le dos et lui ont servi une vodka. Et on est tous allés se coucher. 

Les gares de la nuit noire

J’ai croisé des dizaines de gares. Elles sont le point de frottement entre la vie du train, confinée, délimitée, hors du temps, et la vie extérieure. Sur les quais, le ballet des voyageurs qui arrivent et partent s’effectue sans hâte. A part, le train déverse quelques grappes de silhouettes hallucinées en survêtements et claquettes, parties pour un plus long voyage, qui grillent une cigarette, achètent à manger ou prennent simplement l’air. 

La nuit venue, le train continue sa route. Les gares sont toujours là, et pendant que les survêtements sont endormis, le train s’arrête parfois. Quelques-uns sont arrivés à destination, comme relâchés dans l’épaisseur et le silence de la campagne russe. Ils ont rangé leurs claquettes, remis leur pantalon, leur doudoune et leur bonnet. Replié leur sac et leur tasse à thé. Pour d’autres, le voyage commence. Le train les happe, les enveloppe de sa chaleur rassurante. En silence, ils étendent leur drap sur leur couchette, mettent leur survêtement, et se glissent dans la nuit partagée. 

Au matin, je ne sais jamais combien de gares de la nuit noire nous avons croisé. Je ne sais pas combien de personnes nous avons déposé sur des quais déserts. Mais certains lits sont vides, des visages ont changé. Il faut apprivoiser de nouveaux voisins. Le voyage est si long que rien n’est immuable.

Si ce n’est le rituel, qui recommence. A la première gare du petit jour, les survêtements engourdis viennent déambuler sur le quai, griller une cigarette ou simplement prendre l’air. 

152 heures

Au mois d’avril, entre Moscou et Vladivostok, j’ai passé 152 heures dans des trains. Quand je travaillais, c’était à peu de choses près le nombre d’heures mensuelles inscrites sur ma fiche de paie. 

C’est comme si, au mois d’avril, chaque heure habituellement passée à travailler/produire/gagner de l’argent avait été consacrée à penser à la marche du monde, à lire des livres bien trop épais pour la vie réelle, à dormir en laissant cours aux rêves les plus fous, à regarder défiler le paysage. A s’imprégner d’une langue dont seules des bribes me sont perceptibles, à descendre sur des quais, les pieds dans la neige, pour profiter du soleil printanier. A regarder le monde avec cette joie qui forme les plus beaux souvenirs. 

C’est comme si aucune minute n’était employée à se demander « qu’est-ce que je fais là ? » 

On m’avait dit que le transsibérien n’avait rien de romantique. On m’avait dit que peut-être, il était romanesque. Il est un peu plus que ça : 152 heures de temps suspendu. Qui n’en rêverait pas ?