« à quoi bon ? »

À Moscou, j’ai rencontré Andreï, qui fait partie de l’équipe de mon auberge de jeunesse. 

A l’évocation du mot « transsibérien », il a eu un petit sourire narquois. Et puis il m’a dit ça :

« C’est très français comme voyage. Je ne comprends pas bien pourquoi autant de Français veulent absolument faire ça, c’est très mystérieux. Moi, je ne l’ai jamais fait, je ne connais aucun Russe qui l’a fait. Parfois, les Russes vont jusqu’à Irkoutsk, mais en avion !

C’est courageux comme voyage, parce que tu verras, ça n’a rien de romantique ! Peut-être que c’est un peu romanesque… Moi je n’ai pas envie d’écrire ce roman de la Russie, non, je n’ai pas envie de traverser mon pays. A quoi bon ? »

C’est vrai, à quoi bon ? Je ne sais pas encore. 

Andreï, 27 ans, écrit à sa manière le roman de la Russie, il est engagé dans plusieurs combats pour les droits de l’Homme. Et il accueille les Français qui partent faire la traversée, comme un point de départ à l’aventure. 
PS : « Si tu écris sur moi, tu changes mon prénom ! J’ai toujours voulu m’appeler Andreï. »

« C’est loin ! »

Irina a 22 ans, les cheveux oranges comme son t-shirt et des yeux verts un peu las. Son corps maigre est enfoncé dans un pouf sans âge, elle est, avec sa tante Elena, gérante d’un hôtel à Ekaterinburg. Elle bafouille quelques mots d’anglais, moi quelques mots de russe, voilà ce qu’on a pu se dire :
« Je ne connais pas très bien la Russie, je suis juste allée dans le village de mes parents où j’ai grandi, ici à Ekaterinburg et une fois dans une ville voir un musée avec l’école. Je ne sais pas si j’ai envie d’en voir plus. Peut-être Saint-Petersbourg parce que ça a l’air joli. Mais pas prendre le train !

J’aimerais voir l’Europe et les Etats-Unis mais je ne sais pas si je pourrai. Je ne sais même pas tous les pays qu’il y a en Europe, c’est loin ! J’irai en avion si je peux. 

Ici on est bien, on a du travail surtout avec des femmes qui viennent travailler en ville la semaine et qui dorment dans le dortoir. Les deux chambres individuelles on les garde pour les touristes, surtout en été. Tu n’es pas la première de la saison, mais presque ! Vous êtes nombreux à faire ça, je ne sais pas pourquoi. »

« Ici, c’est déjà le bout du monde »

A Novosibirsk, capitale de la Sibérie, j’ai rencontré Liéva. Elle est la vendeuse anglophone du magasin Yves Rocher local (Yves Rocher semble très bien implanté ici, j’en ai vu dans chaque ville), que ses collègues appellent à la rescousse quand des gens comme moi se pointent. 
On a discuté quelques minutes, une fois que j’ai obtenu le produit convoité. Liéva a 35 ans, elle vient de Moscou et elle a suivi son mari ici, à plus de 3000 kilomètres de sa famille, parce qu’il avait un emploi. Depuis, elle travaille comme vendeuse et contre toute attente, ça lui plait assez, « ce n’est pas très compliqué et c’est payé correctement ».

Liéva est allée à Paris deux fois, en vacances voir des amis. Quand j’ai prononcé « Я Француженка » (« je suis française ») ses yeux se sont mis à briller. Elle m’a demandé comment j’avais atterri ici, j’ai expliqué mon voyage, que je vais à Vladivostok, le bout du monde.

Et là, Liéva a dit en riant quelque chose de très beau : « Mais, ici c’est déjà un peu le bout du monde tu sais ! »

A Novosibirsk, on est pourtant au centre géographique de la Russie. Je n’ai pas vérifié, mais une chapelle en atteste et ici, on fait confiance aux chapelles.

Voilà un apprentissage. Il y a donc un bout du monde au centre de la Terre. Un bout du monde loin de la mer, entouré de kilomètres de steppe détrempée. Un bout du monde que je suis en train de traverser, mais pour aller où, du coup ?

« Dans un endroit qu’ici, on ne connait pas », a répondu Liéva. 

Un proverbe russe

Olga est la plus belle Russe que j’ai croisée. Pas une beauté de magazine, non, une beauté presque imperceptible derrière une apparente banalité. Olga sourit. Avec un sourire qui électrise une pièce et des yeux qui désarment de tant de bienveillance. Olga a la beauté de la vraie vie, celle à côté de laquelle on se réveille non pas en se disant « c’est un rêve » mais « heureusement ce n’est pas un rêve ».
Dans le train, Olga m’a traduit les paroles d’Alexandra, une vielle dame de presque 90 ans. Toutes deux faisaient, comme moi, le trajet entre Novosibirsk et Krasnoiarsk. Alexandra a une histoire avec un Français, elle a tenu à me la raconter. 

Alexandra était avocate à Novosibirsk. Dans les années 60, un Français, tombé amoureux d’une Russe originaire d’Omsk, ne pouvait pas se marier avec elle dans cette ville car les mariages avec un étranger n’y étaient pas autorisés. Le couple est donc allé voir Alexandra à Novosibirsk qui les a aidés à obtenir des papiers locaux et une autorisation de mariage. Après quoi, Alexandra a rendu service à de nombreux autres couples mixtes qui cherchaient à devenir légaux aux yeux des autorités russes. 

Le Français et son épouse se sont finalement installés en France. Ils ont envoyé quelques lettres à Alexandra avant que le contact ne soit perdu. Mais, en sortant son portefeuille, Alexandra est fière de montrer une photo de son mari et une photo du mariage, en noir et blanc, du couple franco-russe. « Ils me tiennent dans leurs bras comme si j’étais leur mère ».

Alexandra a conclu en me disant : « Nous avons en proverbe en Russie. Il dit qu’on peut se retrouver partout dans le monde. Alors, il ne faut jamais se fâcher avec personne. » Car, fait-elle valoir, je pourrais très bien être la petite-fille de ce Français. Ce que je ne suis pas, mais qu’importe ?

À notre amitié, on a trinqué au Fanta. Le sourire d’Olga l’a transformé en champagne. 

P.S. : Je n’ai pas vérifié cette question des mariages interdits, les lieux ou les dates. Cette histoire restera une histoire. 

Une petite histoire de fromage

A Krasnoiarsk, j’ai beaucoup discuté avec A., mon guide anglophone. On a pas mal parlé de politique, de comment les médias russes abordent la France et comment les médias français évoquent la Russie. On a parlé des Russes et des Français en général. 

Et puis, on a évoqué les sanctions européennes contre la Russie. L’avis d’A., c’est que ça n’a pas changé grand-chose. Les voitures sont plus chères, et viennent quasiment toutes du Japon, « mais c’est juste problématique si on a besoin d’acheter une voiture ». Au début, les magasins étaient moins bien achalandés, mais, selon lui, ça s’est vite rétabli. Et c’est vrai que les rayons des supermarchés sont pleins à craquer. « Les produits ne viennent plus d’Europe ? Ce n’est pas grave, parce que nous aussi, on sait les produire ! Au contraire, c’est bien, ça dynamise l’économie locale. »

De son point de vue, « local » peut signifier « Biélorussie » et même « Ukraine ».

Il continue en me disant quelque chose qui me semble très vrai : « Je crois que les Russes et les Français ne se comprennent pas très bien, même s’ils sont liés depuis longtemps. Il n’y a que les Français pour s’imaginer qu’on ne peut pas vivre sans fromage et vin français. Mais, en fait, à l’exception des Français le reste du monde en est tout à fait capable ! » Comment le contredire ?

Je ne suis pas venue pour manger du fromage, et c’est tant mieux. Car, quoi qu’en pense A., de la pâte jaunâtre vaguement élastique, ça n’est pas réellement du fromage. Preuve qu’on a effectivement un petit problème de compréhension mutuelle. 

Le bûcheron du bord des rails

Dans le train entre Oulan-Oude et Khabarovsk, j’ai rencontré Petrov. Lui ne faisait que le trajet entre Erophei Pavlovitch et Belogorsk, où le train allait le jeter en pleine nuit. Petrov ne parlait ni anglais, ni français, et moi toujours aussi mal le russe. Alors on a communiqué avec des petits dessins sur un carnet, et un dictionnaire. Voici ce qu’on s’est dit. 

Petrov a 40 ans, il est bûcheron indépendant, comme d’autres de ses collègues montés avec lui pour ce trajet. Il a les traits fatigués et les mains abîmées. Régulièrement, il est embauché par la compagnie des trains russes pour entretenir les bois qui sont au bord des voies de chemin de fer. « On ne fait ça que sur les tronçons Zabakalskaia et Extreme Orient, pas sur toute la ligne ! » Le premier tronçon fait 2246 km et le second 1258, tout de même. 

« Je ne sais pas à quoi sert le bois qu’on coupe. Nous, on nous appelle, on nous dit ‘venez là, coupez là’, alors on prend le train et on y va. Peut-être qu’il est donné aux employés pour qu’ils chauffent leurs maisons. » Cette nuit, Petrov et ses amis sont arrivés à 2 heures du matin à destination. Ils ont dormi dans les chambres de repos de la gare avant d’aller travailler à 7h. 

« Ce n’est pas très bien payé, mais il n’y a pas de travail fixe ici. » Je ne sais pas très bien où est « ici » tellement la zone sur laquelle il travaille est vaste. « Maintenant que je suis seul, j’ai assez d’argent, mais ce n’était pas assez pour faire vivre une famille. » Grand seigneur, il m’offre un Snickers acheté à la responsable de notre wagon. 

Petrov me demande si je suis mariée. Il m’explique que lui l’a été, mais qu’il est maintenant séparé. Il a un fils, qui a 7 ans, il me montre une photo dans son smartphone. Il a l’air triste. « Je ne gagnais pas assez d’argent, et j’étais tout le temps parti pour aller travailler. Parfois trop longtemps. » Là, dans un juron russe, il maudit ce vieux train qui avance inexorablement. Il ne comprend pas très bien pourquoi je tenais à faire le voyage. 

Ses copains ont ri, lui ont donné une tape dans le dos et lui ont servi une vodka. Et on est tous allés se coucher.